Baromètre 2021 - interview Jean Viard

Interview Jean Viard

Interviews et tournages réalisés dans les respect des règles sanitaires avant la cinquième "vague épidémique" de Covid-19


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Retranscription interview

Retranscription.

Cevan Torossian | Bonjour Jean Viard.

Jean Viard | Bonjour.

Cevan Torossian | Merci d'avoir accepté notre invitation. Jean Viard, vous êtes sociologue, directeur de recherche associé au Cevipof Sciences Po et au CNRS. Vous avez sorti récemment un livre intitulé "La révolution que l'on attendait est arrivée." Le réenchantement du territoire. Jean Viard, quel est votre regard sur la crise sanitaire que nous avons traversé, qui n'est pas d'ailleurs terminée ? Et est-ce que cette crise a changé les aspirations profondes des Français ?

Jean Viard | On est au milieu d'une pandémie, qui peut durer 10 ans, 20 ans, on ne sait pas. Donc on est au milieu d'un processus de changement qui est un événement tellement énorme dans l'histoire de l'humanité qu'en fait, on ne le vit que par la contingence de ce qu'on connaissait : les masques, les vaccins, pas les masques, est-ce que le gouvernement a bien fait, pas fait... Mais si vous vous mettez dans 200 ans, vous regardez dans 200 ans l’histoire, vous allez vous dire :  "Il y a 5 milliards d'hommes qui se sont enfermés chez eux pour sauver les plus improductifs." Et vous vous dites "C'est bizarre, c'est une société dont on disait qu'elle n'est que sur le paraître et que sur l'argent. Et elle a arrêté l'argent et arrêté le paraitre pour sauver les improductifs." Si vous racontez l'histoire comme ça, c'est plus la même histoire. Et ce n'était jamais arrivé dans l'histoire de l'humanité. C'est-à-dire que tout le monde s'est arrêté et en plus, c'est un virus qui s'est répandu en deux ou trois mois sur la planète. Ce qui veut dire qu'en deux ou trois mois, les hommes ont touché les hommes. Si on peut dire comme ça. Parce qu'il y a eu déjà eu des pandémies, mais d'abord, elles mettaient des décennies à circuler. Et en plus, quand elle arrivait, on ne savait pas d'où elle venait. Donc si vous voulez il n'y a pas de pandémie mondiale. Donc c'est un peu comme les guerres mondiales. Il y a eu une première Guerre Mondiale 14-18. Ça c'est la première pandémie mondiale et effectivement, qui a arrêté le monde et qui donc le bouleverse parce que toutes nos hiérarchies sont remises en question. Est-ce que l'argent, c'est ce qu'il y a de plus important ? Est-ce que le paraître, c’est ce qu'il y a de plus important ? Moi, je pense qu'il faut construire le récit de cette victoire humaniste, mais en même temps, c'est une tragédie créatrice. Il y a eu entre 5 et 10 millions de morts à la fin, il y en aura 20 ou 30 millions. Mais on a sauvé entre 200 et 300 millions de vies. Vous voyez que c'est une rupture dans l'histoire de l'humanité qui va se diffuser dans le temps, c'est-à-dire que les artistes vont s'en saisir, les romanciers actuellement. C'est un peu des gens comme moi, des sociologues qui peuvent analyser à chaud c'est notre métier. J’en discutais avec Leila Slimani l'autre jour, je lui disais : “Leila, quand est-ce que tu penses que tu écriras sur la pandémie ?” Elle me dit peut-être dans 10 ans. Donc, il faut se représenter le chemin que fait dans nos imaginaires, dans nos mentalités et dans nos valeurs. Un événement de cette taille, ça va prendre du temps.  

Cevan Torossian | Et donc ces bouleversements, vous considérez que ça va ça va aussi entraîner des bouleversements sur les aspirations profondes finalement, des Français qui ont été bouleversés par cette crise sanitaire ?

Jean Viard | Pas que des Français. Je dirais si vous voulez, c'est mai 68 puissance 50, par exemple, pour donner un ordre de grandeur parce que, comme en mai 68, on n'a rien cassé. C'est pas comme une guerre. Moi, je n'ai jamais cru à l'augmentation du chômage. On était deux à dire avec Nicolas Bouzou qu'est-ce que c'est que ce discours où il y aura 1 million de chômeurs de plus ? En mai 68, on a arrêté la société pendant plusieurs mois, il n'y a pas eu de chômage de plus il y a eu un redémarrage économique, exactement celui qu'on connait maintenant. Parce que quand on arrête une économie, les gens se mettent pas les pieds sur la table. Ils réfléchissent, ils repeignent leurs magasins, ils lisent, ils discutent... Donc au fond, c'est un énorme moment de formation collective et là, on a tous appris à servir du numérique. Je parle de Zoom, tout le monde sait s'en servir. Au fond, on a fait un progrès technologique extraordinaire. Le télétravail s'est précipité dans les entreprises. Il aurait fallu 50 ans. Et d'un coup, le rapport au travail a complètement changé. Les salariés qui ne peuvent pas faire du télétravail se disent : "Et moi, comment je me réorganise ?" Les enseignants qui ont fait des cours par télétravail : "Attendez, vous croyez vraiment que je vais continuer à aller tous les jours faire mes cours ? Mais non attendez j'y vais deux jours par semaine, je fais des cours, mais aller pour un cours, une après-midi ça vaut pas le coup." Donc vous voyez, tout ça est en train de bouger, y compris qu'il y a des gens qui sont à Phuket, était pleins tout le temps les hôtels de Phuket. Parce qu'il y a des gens qui sont allés travailler, quand on est en télétravail, ça va aussi vite si on est à Phuket que si on est dans la Vallée de Chevreuse. Vous voyez tout ça, ça fait des proximités et des lointains. Et puis, on a compris une chose si vous voulez, la période précédente, c'était l'affrontement entre les sociétés ouvertes et les sociétés fermées. Au fond, on avait posé l'idée que les chaînes de valeurs devaient organiser le monde. Donc, si c'était moins cher, on prenait. Pourquoi ? Parce qu'on a oublié la guerre, et on avait oublié les risques de pandémie. On pensait que la paix était définitive au fond et que les pandémies, on saurait toujours les arrêter. Et ce n'est pas vrai. Donc si vous voulez cette règle de la domination des chaînes de valeur qui a été utile parce que c'est grâce à ça que Reagan et Thatcher ont fait tomber le communisme en Europe. Faut pas rêver non plus. Ce n'était pas pour rien. On entre dans une nouvelle période. Comment on s'en est sorti ? On s'en est sorti en articulant coopération et frontières. Avec le masque, les 1 km, les frontières... et en même temps coopération. On n'a pas arrêté de regarder ce que faisaient les autres, de les copier, voir ce qui marchait, Les 276 laboratoires de recherche ont travaillé la main dans la main, donc on a coopéré et réinventé la frontière. Au fond, on revient à un modèle frontière et coopération et je pense que ça va être le code culturel des 50 prochaines années, c'est-à-dire que ça va se trouver dans toutes nos activités, dans toutes les entreprises comment on coopère ? Et comment on joue de la frontière ? Et comment on joue ça dans la vie privée, dans la vie familiale, dans la vie professionnelle ? Et là, on est sur un nouvel équilibre. Certains ont parlé d'exode urbain depuis 18 mois. On sait qu'il est encore trop tôt pour quantifier réellement le phénomène.

Cevan Torossian | Quelle place voyez-vous pour la région parisienne et pour les régions dans le futur ?

Jean Viard | Alors, il y a deux choses. On estime qu'un million de couples se sont séparés. En Chine, on est à 10% à Wuhan. Donc on est dans les mêmes grandeurs. On estime qu'il y a 2 millions et demi de personnes qui sont en train de déménager et qu'il y a 2,5 millions de personnes qui ont quitté leur emploi alors qu'ils avaient du travail parce que d'un coup ils se sont dit : "Mais au fond quel est le sens de mon métier ?" Et donc là, c'est des choses, c'est en cours, mais ça, c'est des choses qu'on sait à peu près. Une fois qu'on a dit tout ça, ça veut dire quoi ? Ça veut dire qu'au fond, la société est en mouvement, et que les gens, chacun d'entre nous se dit, c'est un peu comme si vous aviez eu un cancer. Vous êtes guéri. Qu'est-ce que vous allez faire du temps qui vous reste ? Est-ce que vous allez reprendre la vie exactement là où vous étiez avant ? En fait, non. Donc, même ceux qui n'ont pas été malades, qui n'ont pas connu de malades, etc. On se dit : "Qu'est-ce qu'on va faire du temps que j'ai maintenant ?" C'est pour ça que les gens se disent : "Je m'en vais, ça m'intéresse plus." Ou au contraire, "Mon boulot a du sens, etc." Et souvent, ils se disent : "Bon attends, si je peux faire du télétravail, autant aller habiter à Tours qu'à Paris, finalement c'est 1h05 de train, et avec le prix de mon loyer à Paris, j'ai une grande maison au bord de la Loire. Donc c'est ça le modèle qui se passe. Il se passe que les gens se déplacent le long des voies de chemin de fer et du numérique. À 1 heure des grandes métropoles. Ça peut être dans l'Île-de-France. On peut aller à Beauvais, on peut la à Méru, on peut aller, mais on peut aussi aller à 1 heure. Reims, par exemple, gagne beaucoup et on va, comme cette population qui se déplace ce n'est pas celle qui avait choisi depuis 30 ans d'aller vers les métropoles régionales, qui sont maintenant à un prix de loyer ou d'achat pas très loin de Paris. En dessous, mais pas très loin. Donc, c'est souvent sur la voie 2. C'est Angers, c'est Laval, c'est Reims. On allait peu vers l'Est, on allait plutôt vers le sud. C'est ces villes, je ne dirais pas secondaires ce n'est pas gentil, mais qui n'étaient pas de la première attractivité parce qu'elles sont ni au bord de la mer, parce que ni au bord des pistes de ski. C'est ni Annecy, ni effectivement Rennes ou Nantes. Et donc, on voit ce phénomène. On voit ça en Provence, avec Draguignan, avec Cavaillon, avec Manosque. On voit ça avec Arras par rapport à Lille. Même des petites villes comme Saint-Dizier, par exemple, qui s'étale un peu à l'est de Reims, ont vu arriver quelques personnes. Mais c'est important pour eux. Parce que même s'il n'y en a pas beaucoup, ceux qui n'étaient pas encore partis de ces endroits-là se disent : "Mais au fond, c'est bien d'être là puisqu'il y a des gens qui viennent." Donc si vous voulez ça revalide des territoires non seulement par les arrivants, mais parce qu'ils portent avec eux l'idée que cet endroit est un bon lieu et qu'on peut y faire vie et faire carrière. Donc ça revalide l'énergie du local. Donc c'est comme ça qu'il faut regarder les choses, mais ils ne vont pas partout. Il y a deux extensions de la métropole. D'abord qu'est-ce qu'une métropole ? Une métropole, il faut partir de Twitter. 2006. Il n'y a pas longtemps qu'on a inventé Twitter. Facebook c'était juste un peu avant. On est rentré dans la civilisation numérique. On va dire à ce moment-là pour prendre une date repère. Je pense que Twitter était une bonne date. Avant, on commençait à avoir des ordinateurs, mais ce n'est pas la civilisation numérique. Là, ce qui se passe, c'est que pendant la pandémie, on a pu communiquer que par le numérique, c'est un peu comme après 45 où d'un coup on a découvert l'essence et les voitures. Avant, la plupart des gens n'avaient pas de voiture. Il y avait les riches qui avaient des voitures et les livreurs, les camions. Et d'un coup, on s'est dit : "Quand je vais voir quelqu'un, quand je vais travailler, je dépense de l'essence : trains, voitures, bus, etc." Et nous d'un coup, on se dit : "Non, quand je vais voir quelqu'un, je fais un zoom." Le premier lien il est numérique. Ça ne veut pas dire qu'on ne se verra plus. Encore qu'il y ait des endroits il va falloir se battre pour se voir. Mais ça, c'est le premier lien. Et donc, ce lien, il définit un territoire d'efficacité. Bien sûr, il peut aller partout, mais encore faut-il qu'il y ait le haut débit et ensuite, pour qu'on soit dans la réalité des pratiques sociales, il faut qu'on ait des capacités de mobilité, essentiellement par train, pour agréger dans les centres villes. Au fond, c'est ça, si vous voulez une ville numérique. La société numérique, c'est un endroit où la toile est tendue partout, mais il y a des hubs et des nœuds qui sont des extensions. Il y a des lieux où il y a des zones blanches. Les métropoles, ce sont les hubs, c'est-à-dire les métropoles, il y en a 200 sur la planète. En France il y en a 8, on va être gentil on va dire 15 parce que les élus locaux ont tous voulu avoir le titre de métropole, ne nous fâchons pas avec eux ! Une métropole, c'est là où la densité de la toile croise la densité des cerveaux des artistes, des intellectuels, des financiers, des entrepreneurs et des politiques. C'est-à-dire, on croise les deux, mais ce qu'on a compris déjà depuis un moment, Paris se dépeuplait, perdait 10 000 habitants par an. Donc ça veut dire que le processus de ne pas devoir habiter dans la métropole ou ne pas pouvoir car c'est trop cher, ce n'est pas bien pour les enfants, etc. était déjà là. Mais là, on est de plus en plus nombreux. Il y a 430 000 Parisiens qui ont quitté Paris pendant la pandémie sur 2,2 millions, je crois. Ça veut dire qu'ils se sont rendus compte que la plupart était en télétravail, mais ils se sont rendu compte qu'ils pouvaient très bien travailler de leur résidence secondaire ou d'un autre endroit qu'ils avaient loué. Et donc, on s'est rendu compte que la métropole est un lieu indispensable, mais on n'est pas obligé d'y habiter. Et donc ça si vous voulez, c'est une vision nouvelle, c'est un peu comme le télétravail. On s'est rendu compte brutalement qu'on pouvait télétravailler, et que ça augmentait la productivité. Voyez, c'est les deux processus qui sont semblables et il faut les rattacher pour penser les territoires à ce qu'on avait vu avec les gilets jaunes il y a 3 ans. Au fond, c'était quoi les gilets jaunes ? Les gilets jaunes c'était essentiellement des gens qui vivaient en lotissements, ou des ruraux, des zones qui se sentent loin. C'est des gens qui se définissent comme étant à l'extérieur. Ils vous disent pas, pour reprendre l'exemple de Méru, "J'habite à Méru", ils vous disent : "J'habite à 1 heure de Paris". Ou ils vous disent s'ils vont à Saint-Dizier : "Je suis à 3 heures d'une métropole", donc ils se définissent comme étant à l'extérieur. Donc ils ne sont pas dans un corps politique. Ils sont en dehors du corps politique et dans un pays où il faut rappeler qu'il y a 16 millions de maisons avec jardin pour 12 millions d'appartements et que 70% des Français ont un jardin. Attention, la ville est extrêmement minoritaire.  Et les gens qui n'ont pas de jardin, ils ne sont que 30%. Et encore, dans ces 30%, il y en a beaucoup qui ont deux maisons. Il faut bien avoir tout ça. Donc la ville au fond, la métropole, je vous l'ai définie tout à l'heure elle a deux extensions. Elle a cette extension, gilets jaunes populaires, ceux qui sont hors de, ceux qui ont été la révolte des gilets jaunes. Et puis là on a une deuxième extension, on va dire, c'est l'extension des résidences secondaires, des lieux patrimoniaux bien reliés par des transports rapides, mais des lieux patrimoniaux. Il y a ces deux extensions, il y a des endroits où elles se chevauchent, des endroits où elles ne se chevauchent pas. Et ça prend notamment l'Île-de-France, bien entendu, et puis les grands axes de trains autour de l'Île-de-France.  

Cevan Torossian | Jean Viard l'organisation du travail a connu un bouleversement depuis le début de cette pandémie avec l'essor du télétravail. Dans un premier temps forcé en raison des restrictions sanitaires. Depuis, on sait que le télétravail a été réduit, mais il continue d'être pratiqué dans les entreprises. Or, jusqu'ici, on peut dire que le bureau incarnait d'une certaine manière le collectif d'une entreprise, en rassemblant dans un même lieu physique tous les collaborateurs, quel que soit leur niveau hiérarchique. Quelle est votre vision sur la façon de travailler demain ? Sur le rôle des interactions entre collègues ? On parle d'un lieu de socialisation. Et quel est pour vous le rôle du bureau ?

Jean Viard | Alors ce matin, je regardais les chiffres il y a 21% des salariés aujourd'hui en début novembre, qui sont en télétravail en moyenne 2 jours par semaine. Mais disons que là, c'est une conséquence de la rupture qu'a représenté la pandémie. Mais on n'est pas organisé plus ou moins. Il peut y avoir des gens qui n'ont pas été en télétravail pendant la pandémie, qui vont se dire : "Mais attendez, moi ça je peux le faire", ou d'autres qui l'étaient, etc. Mais aujourd'hui, on en est à ça.  On en est à 1 salaire sur 5. Je crois qu'il faut se dire une chose simple, ce qui est en train de se passer, c'est qu'on rapproche l'art de vivre de l'art de produire. Quelle est la question que se posent les gens ? C'est au fond "comment je pourrais gagner ma vie sans rupture totale avec ma vie de famille, mon quartier, mes voisins, etc ?" C'est vers ça. On retourne vers une société du local et de la livraison au fond. Et le télétravail, c'est du travail libre à domicile. Mais c'est comme Amazon, Amazon, il y a 21 millions de Français qui vont chez Amazon. On est sur ce même modèle. La question qu'il faut se poser, c'est il y a trois groupes sociaux, on l'a bien vu pendant la pandémie, qui ont des trajets différents. Il y a les gens qui produisent des biens ou l'agriculture ouvriers. En réalité, ils habitent souvent à côté de leur lieu de production, y compris parce que la plupart des usines sont sorties des villes. Et donc les gens habitent à 5 ou 10 kilomètres dans des maisons lotissements. Les gens effectivement du care et du service qui ont travaillé tout le temps, on ne peut pas, ou très peu, les mettre en télétravail. Donc la question pour eux, c'est comment on peut rapprocher travail et cadre de vie ? Ça nécessite de reprendre complètement la question du logement social pour le spatialiser, c'est à-dire, comme disait Jules Ferry, un fonctionnaire d'hôpital a droit à un HLM dans le quartier de l'hôpital un instituteur, un policier, voire une caissière de supermarché, etc . Tous les gens du care et du service, la grande question, ça va être la réorganisation du parc social. Ça, c'est un enjeu territorial majeur. Si vous regardez bien la ministre en a déjà parlé des sujets qui sont en train de monter. Il y a le troisième groupe, le télétravailleur, le télétravailleur, ça peut représenter 40%, peut-être 50% des gens qui peuvent faire 1, 2 ou 3 jours par semaine. Cette population-là, au fond, elle rapproche le travail puisqu'elle le met chez elle. Mais en réalité, c'est pas chez elle qu'elle a envie de le mettre. C'est à côté de chez elle. Si vous voulez, on est dans cette question, donc est ce qu'on va mener les politiques pour créer des tiers-lieux et des lieux de co-working ? Il y en a 2 500 en France aujourd'hui, Je pense qu'il en faut un minimum de 10 000 parce que je pense que la vraie question, c'est d'avoir 2 lieux de travail. D'avoir un lieu de travail, là où on habite, où il y a un collectif de travail qui est bâti sur le voisinage. On n'est pas dans la même entreprise, on n'a pas de rapports syndicaux, hiérarchiques, etc. Mais par contre, on se voit toutes les semaines, 1 jour ou 2, on mange à midi ensemble, à la sortie du collège, on a nos enfants, à la salle de sport, au marché, à la mosquée, à l'église. Donc, au fond, on enrichit la vie locale et donc ça veut dire que là, on crée un collectif de réflexion, y compris "Combien tu gagnes à Air France ?" "Ah oui tu gagnes ça, moi dans ma Start Up c'est comme ça" etc. C'est-à-dire que ça créé ce qui n'existe pas, c'est-à-dire au fond des collectifs territorialisés du travail qui vont donner y compris des lieux de réflexion, parce que des gens qui n'ont pas le même métier que vous, ils vont vous dire : "Qu'est-ce que tu fais aujourd'hui ?" "Je suis en train de dessiner ça, etc." L'innovation, elle ne l'est pas dans les moments où on travaille comme ça. On dit souvent, c'est à la machine à café où on innove le plus. Ça veut dire qu'il y a ce lieu-là. Et puis il y a le deuxième lieu, c'est l'entreprise où là il y a le collectif de travail, des gens qui sont dans la même entreprise. C'est un deuxième système. Les deux systèmes vont plus ou moins s'articuler. On voit bien en ce moment certaines entreprises qui se disent "si nous nous créions des tiers-lieux ?". Alors moi je dis mais non, l'intérêt du tiers-lieu, c'est que ce soit des gens d'entreprises différentes sinon vous créez deux fois, des structures de même nature. Donc là, il y a débat sur ces sujets. Ça va dépendre de ce qui se passe derrière. Ça va dépendre des politiques publiques. Mais si on arrive à un modèle qui me semble idéal, on va avoir ces lieux qui sont au fond les maisons du peuple numérique. Ça correspond à un endroit où on va travailler. Ça correspond à un endroit où on va manger. Ça correspond à un endroit où il y aura des expositions d'artistes ou le soir, ça va servir pour faire des spectacles, etc. C'est une maison du peuple numérique qu'on est en train d'inventer. On peut tout à fait y mettre la maison des services publics. Il y a une salle avec des fonctionnaires qui fassent des papiers, des vieilles personnes ou des gens qui ne savent pas faire leurs impôts, etc. On peut le penser au fond comme le lieu numérique. Allez dire sur la place du marché pour faire une carte postale. À mon avis, c'est comme ça qu'il faut qu'on fasse, mais je ne sais pas jusqu'où on ira, parce que ça nécessite au fond que la question du management soit réglée. C'est que c'est très difficile de manager les gens dans cette situation. Voyez, il y a tout ça. Et puis, il y a la question qu'est-ce qu'on garde dans l'entreprise ? Parce que, prenez les réunions, un des grands temps du commun en France, c'est le mardi et le jeudi, c'est les jours de réunion. Depuis les 35 heures, on a tout le monde dans l'entreprise deux jours par semaine. C'est le mardi et le jeudi. Mercredi il manque tout le temps quelqu'un, plus la majorité des femmes sont à temps partiel à cause du mercredi pour garder les enfants. Et puis, le vendredi et le lundi, il y en a toujours qui ont pris parce qu'ils sont partis en week-end, etc. Alors il y a que 2 jours où il y a tout le monde. Donc en ce moment, c'est le moment des réunions, donc tout le monde est là. Bon, est ce que demain, on va faire des réunions en présentiel ou pas ? Moi, je disais ce matin dans une conférence que j'avais à Lyon sur le télétravail, je disais "à mon avis mélangez les deux" parce que ce n'est pas les mêmes salariés qui sont efficaces. Parce qu'en télétravail, celui qui n'a rien à dire, il peut rien dire. En réunion, il y a plein de gens qui ont l'art de reprendre l'idée qui a été dite 10 minutes avant à l'autre bout de la salle, le croiser avec l'idée de l'autre côté... Vous avez l'impression qu'ils ont eu pleins d'idées. En fait, ils n'en n'ont eu aucune. Et donc la créativité de chacun n'est pas la même suivant les deux dispositifs. Donc je pense que ça va beaucoup dépendre de ça. Et il me semble qu'à terme, beaucoup d'entreprises vont faire des réunions tantôt en présentiel, tantôt pas en présentiel. Et du coup, ça va dérégler les jours. Parce que si effectivement, vous dites : "Bon ben mardi on fait une réunion, mais on est pas présentiel." Les gens ne viennent pas, etc. Donc on est sur ce nouveau modèle du temps et d'espace avec l'idée, voyez en ce moment je travaille sur La Défense, il y a à peu près 180 000 salariés, je travaille pour un des plus gros propriétaires. Quelle est l'hypothèse ? L'hypothèse qu'on a c'est qu'on a 20% des mètres carrés qui sont vides. Ça nous pose un problème, même si La Défense profite du Brexit pour récupérer des sociétés anglaises. Mais c'est un phénomène d'opportunités. Qu'est-ce qu'on va faire de ces gens qui, au fond, vont venir 2 ou 3 jours par semaine ? Qu'est-ce qu'ils veulent ces gens ? Ils veulent une résidence secondaire. Ils veulent un lieu, un petit appartement où ils dorment, où il y a leurs affaires. Et puis ils partent le mercredi, par exemple, et ils reviennent le lundi d'après ! Mais entre temps, ben, on a tout enlevé. On a tout nettoyé. C'est propre, ils reviennent. Ça a servi à autre chose. On l'a loué, mettons 4 jours en Airbnb, ou 4 jours à des touristes anglais. Ils reviennent, tout est remis en place. Les chemises sont dans le tiroir, les tableaux sur le mur etc. Au fond, on va vers de la conciergerie de logements, mais par dizaines de milliers à La Défense, on peut considérer qu'il faudra peut-être 10 ou 20 000 logements de ce style pour correspondre à la population de La Défense. On va vers la ville secondaire qui va être un des modes d'usage de la ville, qui faut donc organiser, penser le modèle économique, etc. Et en même temps, se dire que les villes se sont déjà des lieux de célibataires. Parce que prenez Paris, plus de 50% des logements sont habités par des personnes seules. New York, c'est 60-70%. Parce que la ville, c'est quoi ? La ville, c'est le lieu de la jeunesse. Et que c'est le lieu de la rencontre amoureuse. C'est le lieu où on revient quand on se sépare. Parce que le modèle, en gros, c'est je monte vers la métropole vers 18-20 ans, au moment où je me stabilise, c'est à dire en moyenne, le premier CDI c'est 29 ans, et le premier bébé c'est 30 ans et 4 mois. On peut mettre un lien entre les deux phénomènes dans l'âge adulte. Moi je dis on est adulte, C'est ce qu'on m'a toujours appris en sociologie : être adulte, c'est savoir se nourrir et se reproduire. C'est les deux définitions des adultes. Et du coup effectivement, après, on quitte la métropole parce qu'on va faire ses enfants avec un jardin, phénomène qui s'accentue. Et puis on se sépare, on revient et vous êtes sur ces modèles. Et puis, en fin de vie, vous allez prendre votre retraite dans un endroit que vous avez particulièrement aimé pendant vos vacances. La retraite, c'est vécu sur le modèle des vacances longues, donc soit c'est le lieu où vous racontez que vous êtes de là, breton, kabyle ou provençal, donc là où vous alliez régulièrement en vacances et que vous y allez. Soit c'est un endroit où vous avez été en vacances et que vous y allez aussi. Donc ça veut dire que là, vous requittez la ville et vous revenez à la ville quand ? À la fin, quand vous êtes tout seul, parce qu'effectivement, si vous êtes tout seul, que vous avez encore l'état de vous déplacer, vous allez aller près d'un grand hôpital dans une ville parce que vous vous dites le problème de la santé devient central. Vous voyez, c'est tous ces âges de solitude qui font qu'il y a les jeunes, il y a les couples en rupture, il y a les très vieux. Et puis, il y a évidemment les touristes et les gens. Prenez Paris. Il y a 2 200 000 habitants. 700 000 salariés qui travaillent, dans ces 2 millions, il y en a 700 000 qui travaillent dans la ville. Mais il y a 1 million de travailleurs qui rentrent tous les jours dans la ville. Mais il y a 2,5 millions d'autres qui rentrent dans la ville tous les jours, 2,5 millions d'autres ! Et dans ces autres, il y a des provinciaux, des Européens qui viennent pour le boulot du monde entier. Il y a des touristes, il y a des promeneurs, il y a des gens qui viennent pour un spectacle culturel, etc. Donc une ville c'est un moteur, alors on a trop mis le pouvoir en disant "les gens qui dorment, votent". On a donné le pouvoir sur les villes à ceux qui dorment et pas à ceux qui produisent. Donc ça nous donne ces villes, où bientôt on ne pourra plus rentrer, le vélo est roi, etc. On en fait un cadre d'habitat. Mais est-ce qu'une ville c'est un cadre d'habitat ? Ou est-ce que c'est un moteur de production ? Si c'est un moteur de production, il faut donner le droit de vote à ceux qui y travaillent. C'est pour ça que moi je plaide pour qu'on ait tous deux droits de vote : un dans mon travail et un en dehors. Et si vous faites ça, regardez Paris, ça change tout. Vous avez effectivement, 2 millions d'habitants, dont les enfants, ça fait beaucoup moins de votants, mais pas beaucoup d'enfants enfin quand même. Mais vous avez 700 000 travailleurs qui viennent tous les jours, 1 million de travailleurs qui viennent tous les jours ! Si ce million a le droit de vote, je vous assure que les systèmes de transports ne sont plus les mêmes. Justement, on parle de Paris sur le sujet de la métropolisation. Cette métropolisation, elle a marqué quand même le développement des grandes villes à travers le monde depuis 10-20 ans. Et aussi un certain nombre de nos grandes villes en France.  

Cevan Torossian | Est-ce que vous pensez que cette métropolisation est un phénomène, une tendance durable dans le monde post-COVID ? Ou va-t-on vers un changement de modèle, une démétropolisation ?

Jean Viard | Non, non, je ne crois pas. Je pense parce que je vous ai défini la métropole comme le lieu d'articulation de la pole numérique, la densité des cerveaux premium on va dire comme ça, même si la formule peut être désagréable, mais dans laquelle j'intègre les universitaires, les artistes, etc. Les ingénieurs de haut niveau, la recherche, etc. Donc je pense qu'on a besoin de carrefours et c'est pour ça que je dis attention, la ville, ce n'est pas qu'un lieu de sommeil, c'est d'abord un lieu carrefour entre le réel et le virtuel. Et c'est un lieu où il y a des dizaines de millions de gens qui viennent tous les ans. C'est ça, Paris. Je ne sais plus combien de gens viennent par an 30, 40 millions, 50 millions ! C'est cet énorme hub. Bon. Le problème, c'est qu'on est pas obligé d'habiter ces lieux, moi, je ne crois pas du tout à la fin de la métropole, je crois à la fin des métropoles pour y être tous les jours. Je crois à la métropole secondaire, c'est-à-dire ça redevient un lieu essentiel de création, de production, d'éducation essentielle. Le lieu où on éduque la jeunesse, c'est la métropole et donc c'est le lieu de l'innovation. Mais effectivement, petit à petit, les métropoles se diffusent dans le territoire et en gros, à 1 heure de transport, la métropole, c'est-à-dire une immense tâche. Moi, je dis il y a le cœur de la métropole et la ville jardin autour. Et la ville jardin pour ici ça va Mortagne-au-Perche jusqu'à Tours, la vallée de la Loire. En gros, on retrouve, on retrouve Paris et les cathédrales. C'est à peu près les villes cathédrales. La question qu'on a en France est qu'on a le même modèle politique depuis 1789. Donc, du coup, toute cette ville jardin n'est absolument pas organisée en fonction de l'échelle de la vie des gens. Résultat quand ils veulent manifester, soit ils font des ZAD, soit ils font des ronds-points. Ils inventent des lieux politiques parce que les lieux politiques, institutionnels, on est sur ce genre de modèle. Soit on redéfinit les cartes politiques, on recrée des nous, des nous à l'échelle de la vie des gens. Disons la carte des collèges par exemple, c'est un "nous" assez fort, et à ce moment-là, on crée effectivement le Grand Paris comme on fait Marseille en grand. Mais quand le Président de République fait Marseille en grand, il n'a pas changé les cadres politiques. C'est tous ces enjeux sur lesquels il faut qu'on réfléchisse. Parce que ce qui est en train de se passer, c'est qu'on modifie nos systèmes de mobilité. On les complexifie puisqu'on développe les mobilités de proximité, ce qui d'ailleurs peut être une solution écologique à la mobilité globale, même s'il faut faire attention à l'impact du numérique en matière écologique. Mais c'est sûr que si vous venez à Paris une fois par semaine, que vous y dormez et que vous repartez, vous consommez beaucoup moins d'énergie, etc. Il y a tous ces modèles, alors soit on va penser ces modèles avec des façons nouvelles, soit effectivement les structures politiques en place, on va essayer de les récupérer pour effectivement défendre les prébendes et les places de ceux qui les occupent. 

Cevan Torossian | Vous évoquez souvent la question de l'identité d'un lieu et des territoires patrimoniaux comme vecteur de sens. Dans les grandes villes, on a assisté depuis 10-20 ans à la gentrification, l'embourgeoisement d'anciens secteurs populaires. On a des exemples comme Brooklyn à New York, de l'Est parisien, Londres et par la suite, on a vu aussi les entreprises, les Start Up investir ces lieux, s'implanter dans ces lieux qui sont en fait des lieux aussi des lieux de vie, des lieux qui sont plébiscités par les jeunes. Est-ce que vous voyez ce mouvement se poursuivre dans les grandes villes ?

Jean Viard | S'il y a gentrification, c'est parce qu'il y a le transfert au sein des groupes sociaux, plus en plus de gens qui font des études, de plus en plus de bobos et de moins en moins d'ouvriers. Donc si vous voulez, on ne conquiert pas un territoire en éventrant les ouvriers, ce n'est pas des guerres de religions. On n'a tué personne. Effectivement, à un moment, il y a une population qui se développe. C'est les gens qui étaient à l'université, ils n'ont pas de capital financier. Ce n'est pas parce qu'ils ont fait de bonnes études, mais ils ont un modèle culturel. Et il se trouve en même temps comme on est passé d'à peu près 20% à 22% d'ouvriers à 12% ou 13% que le monde ouvrier, avec le temps, les gens il y en a de moins en moins, etc. Et aujourd'hui, on va regagner de l'industrie, je pense après la pandémie, mais sur des machines, essentiellement des usines automatiques en grande partie. Donc on va pas, on va faire augmenter le PIB de l'industrie, mais pas l'emploi industriel. Ou peu, pas beaucoup. Donc du coup tout simplement, il se passe que la société se transforme dans de nouveaux groupes sociaux, on dirait toujours que les bobos sont partis à l'assaut des quartiers populaires. C'est une image complètement fausse. C'est pareil dans les campagnes. Bien sûr que les campagnes françaises se peuplent. Moi, là où j'habite, quand j'étais enfant, il y a 70 ans, c'est la moitié des maisons étaient en ruines. Aujourd'hui, tout est magnifiquement reconstruit par des bobos ! Qu'est-ce qu'on préfère ? Les villages en ruines ou les villages refaits ? La société se transforme, elle mute, elle mue. Et en plus, comme c'est des gros bobos, ça veut dire quoi ? Ça veut dire, bobo, ça veut dire bourgeois bohème, ça veut dire des gens qui vont, quand les gens vont à Montreuil, par exemple. Ils incorporent l'image populaire dans leur identité. Ils ont la fierté de dire : "Moi, j'ai rejoint une commune anciennement ouvrière" et c'est pas pareil que ceux qui vont à Neuilly. Même si eux, en fait, non. D'un point de vue, eux-mêmes n'ont pas ces pratiques sociales dans la vraie vie, quand on voit les relations qu'ils ont, j'allais dire avec les populations locales traditionnelles. Il y a quand même pas mal de leurres. N'empêche qu'ils incorporent l'identité du territoire, mais ils n'ont pas chassé les habitants. Il faut voir ces processus de mutation avec le fait qu'après dans tout ça, comme on n'a pas fait une place à la population musulmane entrante qui représente entre 10% et 20% de la population. Il se trouve qu'on n'a pas donné de statut identitaire à ces populations. C'est-à-dire, que dans ces territoires, soit on dit aux groupes culturels : "Tu es Français, tu es là, tu as ta place", donc avec des signes symboliques, il y en a c'est les motos, il y en a c'est les églises, il y en a c'est les salles de sport, il y en a c'est les mosquées, il y en a qui veulent des magasins bio. On considère que c'est un archipel de cultures et de communautés et que chacune doit avoir des lieux symboliques de son identité. Et donc si vous voulez un moment, ils n'ont pas de fierté urbaine autant qu'une cathédrale ou une salle des fêtes ou un gymnase peut être un symbole, le franc maçon, enfin je veux dire tout. Et donc, c'est ça qu'il faut se représenter pour arriver à vivre ensemble.

Cevan Torossian | Et alors, justement, sur les villes à taille humaine, d'après vous, est-ce qu'elles pourraient avoir un regain d'attractivité pour les entreprises comme l'ont eu les grandes villes ? Puisque ce sont des lieux patrimoniaux, est-ce qu'elles peuvent avoir à nouveau un regain d'attractivité après avoir attiré de nouvelles populations ?

Jean Viard | Il faut bien regarder ce qui s'est passé. En France, il y a toujours une ville qui représente le renouveau urbain. Ça a longtemps été Nice avec Sophia-Antipolis. C'est les années 60-70 avec Sophia-Antipolis. Et après ? C'est assez amusant comme histoire urbaine. Et là, ils ont même transformé Nice, ils ont construit une université, ils ont fait un théâtre... Excusez-moi, c'est pas des gens dans la culture, le maire des familles médecins n'était pas connu pour sa culture générale, mais par contre, pour son intelligence stratégique. Ils ont compris qu'il fallait Sophia-Antipolis, une grande université, des lieux culturels. Puis, après la ville qui s'est développée, c'est Montpellier, sur un modèle un peu différent. Non, d'abord, il y a eu Grenoble. D'abord, il y a eu Grenoble, excusez-moi, la première ça a été Grenoble, quand Dubedout, qui n'était pas un homme politique, est monté dans la tour où il avait acheté un appartement, il était allé sous la douche et ça coulait pas. Et il s'est rendu compte qu'on avait fait des tours, mais qu'on n'avait pas pensé que la pression de l'eau faisait qu'il n'y avait pas d'eau en haut des tours. Et donc, il s'est dit : "Qu'est ce que c'est que ces élus abrutis ?" Il a monté une liste, il a pris la ville c'est comme ça qu'il a créé les GAM, groupes d'actions municipales, et qu'ils ont repensé Grenoble. C'est pour dire qu'il y a d'abord Grenoble, sur ce modèle-là, au fond de la révolte intelligente de gens un peu malins, les autres faisaient le tour et ils ne savaient pas ce qui se passait. Après il y a eu Nice, après il y a eu Montpellier, après, il y a eu le modèle de Nantes. Qui est un modèle très intéressant parce que c'est un modèle qui est venu après Montpellier, Montpellier s'était appuyé sur une alliance au fond. Georges Frêche a eu l'intelligence de comprendre que sa ville était habitée par des gens du coin, pas beaucoup, des gens du Nord beaucoup, et des Pieds-Noirs. Donc il a dit toujours chez lui les trois, mais ensuite la ville suit. Et chaque fois les autres villes l'imitent parce que ces villes, tout le monde les regarde, etc. Rappelez-vous Montpellier, c'est la grande ville piétonne les premiers qui ont fait un centre-ville piéton. Ils innovent, de ces gens-là. Et puis, ça s'est déplacé sur Nantes, où Nantes, la transformation de la ville a été portée par le monde de la culture, c'est ça qui est très original. C'était une ancienne ville portuaire, le port de Nantes, c'est un port sur la Loire. Le port était fermé. La ville était en déshérence et le nouveau maire, qui a pris la ville qui s'appelait Ayrault, qui est devenu le premier Ministre par la suite, s'est dit : "Mais qu'est-ce que je peux faire dans cette ville où il y avait depuis la guerre des grandes zones qui avaient été détruites en centre-ville ? Et puis, Il n'avait pas de budget et on ne peut pas faire un tramway en six mois. Donc il s'est dit : "Je vais mettre la culture au milieu". Et donc il a créé le lieu Unique, etc. Et après ça a amené à voyager à Nantes. Et en parallèle, il a fait le tramway, il a transformé la ville, mais il fallait occuper la scène et il a mis la culture au centre. Et c'est la seule ville où vous avez des boucheries faites par des artistes, où vous avez un bar qui est fait par un artiste, devant l'école d'architecture, vous avez un groupe Néerlandais qui a construit un monument architectural. Ça dérange une ville de faire ça. Il ne faut pas le faire partout, mais c'était intéressant. Et si vous voulez ce qui est intéressant, après on pourrait prendre d'autres exemples mais c'est les plus innovants. Or, là, il se passe un nouveau phénomène : c'est ces villes cathédrales qui au fond étaient dans des creux, Dreux, Reims, tout ça, qui grâce à ce qui se passe, remontent. Mais là, la différence, c'est que ce n'est pas parce qu'il y a des acteurs locaux qui portent, il n'y a pas Dubedout, il n'y a pas médecins, il n'y a pas Jean-Marc Ayrault. Ce n'est pas eux qui portent. D'un coup les gens volent avec leurs pieds. Après quand ils arrivent, comme ils arrivent avec une culture urbaine bobo ces gens qui se déplacent, ils disent : "Mais attendez, nous on veut du bio, on veut des crèches, on veut des voies cyclables..." C'est-à-dire, ils amènent avec eux un bagage culturel et politique qui, au fond, est celui qu'ils ont dans la ville centre d'où ils partent. Donc, ça a un effet y compris parfois de tensions, parce que quand on regarde y compris les élections municipales de Bordeaux, de Lyon ou de Marseille, ce sont des minorités urbaines. À Marseille, il y a 10 000 Parisiens par an qui vont à Marseille, des jeunes très diplômés, ce qui est très nouveau dans cette ville qui est sous diplômée. Pourquoi ils vont à Marseille ? Parce que c'est le bordel. Ils disent : "Mais Marseille, mais c'est comme Détroit. C'est une ville, tu peux te garer sur le trottoir, il y a du hasch partout, il y a la mer, mais on peut créer !" lls vont à Marseille parce que c'est une ville rebelle et c'est une ville désordonnée, mais ils y vont pour être innovateurs. On le voit bien en musique, on le voit bien dans le rap, etc. Mais on le voit aussi en mathématiques, on le voit aussi dans des domaines, par exemple Marseille, c'est la deuxième ville mathématique au monde. Quelque part, ça nous est un peu indifférent, mais il faut déjà des cerveaux qui pensent là-bas, notamment les mathématiques discrètes, par exemple une grande spécialité, je n'ai jamais compris ce que c'était. C'est tellement discret que je ne comprends pas. Mais je vous dis ça, parce que voyez dans ces processus-là, il faut observer tous ces mouvements et Marseille redémarre. Et je pense que le Président de la République n'aurait jamais investi autant de milliards s'il n'avait pas la perception que la ville est en train de bouger. Donc, si en plus derrière on met des sous, qu'on met les transports et qu'on investit dans l'éducation, etc. On peut remettre, mais sur cette voie-là, on ne va pas la traiter comme Bordeaux. Bordeaux, c'est bien propre et bien nickel et tout. On ne va pas traiter Bordeaux comme Marseille. C'est ça qui est intéressant : ces mouvements. Et il faut regarder ça. Et la pandémie redonne des chances à des territoires, et c'est ça qu'il faut. Mais pas à tous les territoires, pas à toutes les villes ! Il y a des villes qui sont en dehors du film et la forêt va continuer à pousser en France. La croissance de la forêt est la grande chance de la France, parce qu'on est un des rares territoires européens à avoir une capacité à faire pousser la forêt qui, en matière de lutte contre le réchauffement climatique, est un outil absolument majeur. Il faut se réjouir de la progression de la forêt, mais effectivement dans des zones peu denses et peu habitées. Et puis, il y a tous ces territoires qui se développent, mais il faut une vision globale du phénomène. Mais il faut juste une chose il ne faut pas penser Paris comme la capitale des Français. Il faut penser Paris comme le New York de l'Europe. Si vous pensez Paris à l'échelle de New York, c'est à dire 11 millions d'habitants, c'est la Grosse Pomme, c'est pareil. Et Paris, c'est la première concentration scientifique au monde, l'Île-de-France. Il faut se dire on a là le New York de l'Europe, mais ce n'est pas la capitale politique. C'est là où l'intelligence de New York c'est que c'est Washington, nous, la capitale politique, c'est Bruxelles. Et donc les Français continuent à penser Paris à travers le modèle jacobin. Il se peut parfois que l'Etat central ait le même regard d'ailleurs ça c'est plutôt hiérarchique. Mais l'enjeu n'est pas là. L'enjeu est de créer le Grand Paris comme capitale de l'Europe et de ce point de vue-là, le Brexit est une bonne solution parce que le départ du Brexit supprime la concurrence entre les deux seules grandes villes européennes. Parce que Berlin ou Bruxelles, ce sont des villes millionnaires. C'est bien, mais on n'est pas dans les villes dites millionnaires, donc il n'y a pas de comparaison d'échelle, si vous voulez. Les deux grandes métropoles en France, c'est Marseille et Lyon qui font 2 millions, 2,5 millions de population. Mais Paris fait 11 millions. Les autres, ce sont des villes autour du million. Donc ce sont des métropoles, j'allais dire régionales, européennes, mais pas mondiales.  

Cevan Torossian | C'est une chance d'avoir une ville comme Paris pour... l'Europe ?

Jean Viard | Ah mais c'est une chance extraordinaire ! Mais non seulement pour l'Europe, mais pour nous. La question, c'est de se dire je suis à combien de temps de Paris ? En tant que hub intellectuel, créatif, etc. Donc là, c'est un atout gigantesque, mais il ne faut pas le penser comme la ville des Capétiens. C'est pour ça que je dis New York de l'Europe, c'est une autre catégorie mentale. À propos des lieux de résidence. On sait qu'en France, on ne construit pas assez de logements depuis trop longtemps. La question de la densité est politiquement difficile à vendre aux populations. On sait aussi que depuis peu, le modèle du développement de la maison individuelle avec jardin est quand même remis en question avec les enjeux de consommation foncière et l'étalement urbain. Et dans le même temps, l'INSEE nous dit qu'on sera entre 6 et 8 millions d'habitants supplémentaires d'ici 2050.

Cevan Torossian | Comment on fait Jean Viard ? Quels sont les défis majeurs liés à ces sujets-là au sujet du logement ?

Jean Viard | D'abord, c'est une bonne nouvelle qu'on soit plus nombreux. Parce qu'il ne faut pas mélanger le fait que l'humanité, effectivement, va sans doute se réduire dans les années qui viennent, y compris parce que comme en Chine, la population va décroître. Mais un groupe culturel pour défendre son patrimoine et pour donner de l'espérance à ses enfants, doit avoir l'idée de son développement culturel. En France, 30% des jeunes filles pensent qu'elles ne feront jamais d'enfant actuellement à cause du réchauffement climatique. On a besoin de leur garantir le fait que leurs enfants vivront longtemps et dans la culture qu'elles ont-elles-mêmes choisies ou qu'elles ont reçue, en tout cas. Choisie ? Certainement pas. Donc ça, c'est la première question. Donc, le développement de la population est une bonne nouvelle à cette échelle-là. La deuxième chose, c'est que, depuis la guerre, les urbanistes ont décidé qu'on devait habiter en hauteur. Les Français veulent habiter à l'horizontal. Il se trouve qu'on est une vieille civilisation paysanne, que les gens veulent un arbre, un chien, un point d'eau, un barbecue. Bon, il se trouve qu'il y en a 70% qui l'ont déjà. Il se trouve que dans les 30% qui ne l'ont pas, il y en a 15% qui ont une deuxième maison. Moi, j'aime bien les Parisiens, ils font de grands discours sur le discours en hauteur et qui ont une maison au bord de la mer ou au ski ou dans leur Bourgogne. Si vous regardez les chiffres, il y a 3 millions et demi de familles françaises qui ont une résidence secondaire. Il y a sans doute 500 000 à 1 million de familles immigrées qui ont une maison en Afrique. Je les considère comme des résidences secondaires, vu qu’ils y prendront sûrement leurs retraites. Comme ont fait pour les Portugais dans la migration précédente. Et donc, si vous regardez les choses comme ça, vous avez 3 millions et demi de familles, c'est-à-dire à peu près au minimum 2 parents-enfants, ça fait en général 3 couples. Et vous avez 12 millions d'appartements urbains. Ça veut dire en gros que vous avez le tiers à peu près qui est en fait des bi-résidents. Vous avez 16 millions de maisons individuelles avec jardin où habitent 70% de la population, parce que, quand vous avez une maison avec jardin, vous êtes rarement tout seul. Alors qu’en ville, souvent vous êtes tout seul. Arrêtons de nous raconter des histoires. La densité de la ville est telle que le foncier a explosé, le prix a explosé. La question, c'est la densification du péri urbain. La question, c'est qu'on a construit de manière inorganisée dans deux immenses territoires : c'est l'Ile-de-France et les Bouches du Rhône. Il n'y a pas une crise partout. Il peut y avoir des crises ponctuelles mais il y a deux territoires de crise où on a effectivement construit sans cohérence et sans règles depuis la guerre, les uns, à cause du rapatriement des Pieds Noirs, notamment dans le Sud et ici en Ile-de-France. On a des territoires où on a un lotissement avec 50 villas, puis après vous avez un champ de blé, puis après vous avez 4 supermarchés, puis après vous avez un autre lotissement. Ça part dans tous les sens. À un moment, si on était de Gaulle, si de Gaulle était encore là, il dirait : “Moi l'Ile-de-France, je vais mettre un ministre de l'Ile-de-France et je vais mettre de l'ordre là-dedans. Pourquoi ne pas densifier certains territoires ? Vous voyez, par exemple, quand on a construit les premiers lotissements, la loi demandait 2 500 mètres carrés par maison, avec la règle qu'il fallait l'accord de tous les membres de la copropriété pour pouvoir couper le terrain en deux. Évidemment avec un modèle comme ça, ça ne marche pas. Aujourd'hui, on fait des lotissements 300 mètres carrés, c'est le minimum. L'enjeu, c'est comment on peut avoir une maison, moi, je dis c'est le droit au soleil et à l'intimité. J'ai pas besoin d'avoir un hectare. D'ailleurs, des fois vous avez un hectare et on vous regarde. Mais c'est : comment j'ai une intimité ? C’est-à-dire comment l'extérieur est comme l'intérieur ? Donc, j'ai ce droit à l'intimité sur un espace qui peut être relativement petit. Ça nécessite de penser les territoires “global”. On fait pas une maison là, une maison là. On les pense dans la façon dont elle se regarde, là où on plante, etc. Et à ce moment-là, on peut densifier le périurbain puisqu'on a déjà construit les routes. On a déjà construit les canalisations, l'électricité, etc. On ne pourra créer des systèmes de transport semi-collectifs ou collectifs ou autre, qu'en densifiant. Donc, il faut densifier les Bouches du Rhône et densifier le truc sur une logique spatiale. La ville qui m'intéresse le plus en France, c'est Rennes qui a depuis 30 ans une pensée en archipel. C'est-à-dire ? L'idée, c'est quand on construit qu'est-ce que voient les gens ? Et depuis 30 ans, ils disent : “Chacun doit avoir une ferme, une forêt ou un moment patrimonial." Et donc chacun est lié au territoire par ce qu'il voit par la fenêtre. Et donc, ils ont mélangé les fermes qui sont au milieu des constructions de façon à ce que les fermes fassent partie du spectacle, comme les forêts ou comme la partie patrimoniale. C'est la ville, je pense, qui a toujours bâti sur l’espace de l'archipel, qui est de loin la ville, à mon avis, la plus intéressante. Il y a des chemins piétonniers pour circuler, etc. entre tous ces espaces. C'est ça qu'il faut comprendre. Il faut qu'on prenne l'Ile-de-France. Il y a des endroits où il faut laisser des fermes. Il y a des endroits où il faudra construire, parce qu'il faut, il faut recoudre, il faut le regarder, j’allais dire : vous savez, de Gaulle, quand il a fait les villes nouvelles, il a visité l'Ile-de-France en avion, pour regarder d'en haut. Il faut regarder l'Ile-de-France d'en haut et effectivement, en regardant d'en haut, faut pas se défendre pour chaque mètre carré qui doit être agricole. Il faut se dire une chose simple, le monde de demain sera métropolitain et agraire. La révolution écologique est une révolution bâtie sur le nourrir, l'habiller, la production d'énergies locales, la captation du carbone, etc. la forêt. On a en France 53% du territoire en terres arables. On a 30% en forêt. Et puis, de l'autre côté, on a 10 grosses métropoles. Ce sont les deux moteurs. Il faut transformer l'agriculture, mais on a le sol. On a l'espace. La forêt progresse, c’est une excellente nouvelle, elle capte le carbone et de l'autre côté, on a une dizaine de métropoles. Le problème, c'est que les gens, il faut qu'ils habitent entre les deux. Il faut ni qu'ils aillent habiter au milieu des terres arables avec des problèmes de voisinage, de bruit, etc. Ni effectivement, qu'on augmente les métropoles et qu'on augmente le prix dans les métropoles. Sinon, en gros, on a un centre riche et une périphérie pauvre. Et donc, du coup, les gens du care et du service sont très loin de leurs lieux de travail. Il faut dire : on organise le jardin, c’est pour ça que j’appelle ça le jardin urbain, qui est entre la métropole et les terres arables, et notamment en Ile-de-France et dans les Bouches du Rhône, c'est les 2 grands hubs. C’est les 2 grands lieux de la crise du logement. Il ne faut pas toujours faire des trucs en disant : on modifie les règles d'urbanisme partout, on reconcentre, on déconcentre. Il y a deux endroits où il y a des problèmes. Dans les autres endroits, il y a un centre, une périphérie. Vous avez Strasbourg, vous avez Nantes, vous avez Bordeaux. Ils peuvent travailler plus ou moins bien entre les périphéries et le centre, mais ils n'ont pas besoin de modifier les règles. Il faut accepter de densifier certains territoires seulement, et pas tous. Et notamment l'Ile-de-France. Oui, mais il faut reconstruire derrière des cartes politiques. Il faut que les gens aient un sentiment d'appartenance à un commun. Il y a des communs de proximité. L'eau, la nourriture, etc. Et puis, il y a un commun politique. Qu'est-ce que c'est... ? Prenons un exemple simple : il y a 240 000 habitants des Hauts-de-France qui entrent tous les jours dans Paris, 240 000. Et qui les représente ? Quand on fait la gare du Nord, ce n’est pas à eux qu’on demande leur avis. C'est à la mairie de Paris. Vous croyez vraiment que les élus de Paris prennent souvent la gare du Nord ? Si, quand ils vont en Angleterre ou à Bruxelles, mais enfin ils n’y vont pas toutes les semaines. Mais c'est normalement les 240 000 là qui auraient dû être consultés pour la gare, puisque c'est eux qui l'utilisent. C'est pas eux qu'on demande. Pourquoi ? Parce qu'ils ne représentent pas un corps politique. Quand vous en discutez avec le président des Hauts-de-France, il vous dit : “Jean, t’es gentil, mais ils s'en vont tous les jours. Qu'est-ce que tu veux que je fasse moi ? Et vous êtes ici... Mais ils votent pas ici. Qu'est-ce que tu veux que je fasse ?” Et ils sont quand même 240 000. Vous voyez cette question, c'est là. C'est de regarder ces processus et de se dire : “Comment on fait de l'Ile-de-France un corps politique, sans doute avec plusieurs niveaux, mais où il y a un commun." Ce que j'ai dit sur le fait d'avoir 2 droits de vote. Peut-être qu'en Ile-de-France, on va commencer par 2 droits de vote. Et qu'à ce moment-là, déjà, ça va profondément changer les choses.

Cevan Torossian | L'image des métropoles a parfois été écornée ces derniers mois pendant la crise sanitaire, mais également avant, puisque on entendait que les métropoles étaient accusées parfois de vampiriser les territoires aux alentours. Quels conseils donneriez-vous aux maires et aux élus des grandes villes pour, d'une certaine manière, en faire à nouveau des territoires désirables, faire des métropoles des territoires attractifs, désirables ?

Jean Viard | Les métropoles françaises, les 10 métropoles françaises produisent 61% du produit intérieur brut, avec à peu près 40% de la population. Le modèle, c'est une minorité de la population produit la majorité des richesses. Donc, le modèle, c'est donc pas des métropoles qui se nourrissent en pompant les territoires et les pauvres Français des provinces. Ce sont des métropoles qui, grâce à Dieu, financent l'extérieur, notamment parce qu'ils financent les retraites que leurs propres citoyens vont prendre. Ils financent les vacances de leur population qui va consommer à l'extérieur et financent pour payer les routes, les ponts et les écoles, du dernier village français où il reste 12 élèves, mais un instituteur, etc. D'abord, il faut voir comment fonctionne le modèle. Il fonctionne comme ça. La deuxième chose, c'est que depuis une dizaine d'années, au fond le rêve des élus, ça a été de dire : “Je vais essayer que dans ma métropole, on vive aussi bien dans un village.” Alors en gros, on met des géraniums, on fait des vélos et on considère qu'on vit comme à la campagne. Oui, sauf que ça pue la ville. Aigues-Mortes est mort de ça. Si on enlève à la ville son moteur, elle meurt. Bon, c'est un peu ce qui est en train de se passer en ce moment. une tentative de quotidienneté dans la ville, avec des choses pour lesquelles je suis pour, la bicyclette, tout ça... Sauf qu’on en fait une idéologie. Or la ville, c'est une conversation. La ville, c'est une conversation entre les gens qui dorment, les gens qui travaillent, les gens qui viennent, les gens qui sont en vacances, les jeunes, les vieux. Si on arrête la conversation, ceux qui font du vélo, ceux qui marche à pied, ceux qui sont en voiture, ceux qui prennent le bus, les handicapés... Là, en ce moment, il n'y a plus de conversation. Il y a une idéologie vélo qui a remplacé l'idéologie voiture. On est un peu comme si Pompidou était ressuscité. Sauf qu'il était devenu cycliste. Et donc effectivement, lui nous a mis des voies sur berges partout. Et aujourd'hui, on met du vélo partout. Et vous savez plus, vous traversez une rue, vous savez pas dans quel sens vous allez vous faire prendre. Il y en a dans le contre rythme. On en sait plus, traverser une rue devient une activité extrêmement dangereuse à partir d'un certain âge. On fait une ville avec une nouvelle idéologie. Ça, c'est terrible parce qu'on arrête la conversation. Or il faut restaurer la conversation. Je crois que c'est la base de la ville et donc effectivement, en considérant que tous ces gens ont des droits, y compris les touristes, parce qu'ils amènent de l'argent, ils amènent du désir et y compris évidemment les provinciaux, les gens des banlieues, etc. Donc, il faut remettre en place la conversation. Je pense que ça, c'est le propre, même normalement d’un cadre politique qui fonctionne bien. Or ici le cadre politique fonctionne mal, puisque vous avez un cadre central de 2 millions qui en fait décide pour 11 millions. Et donc vous avez quelqu'un qui est élu dans la ville, par je ne sais combien, quelques centaines de milliers de voix et qui se retrouve à gouverner 11 millions d'habitants. Forcément, ça ne marche pas. Il faut recréer un espace démocratique de conversation. C'est la même question dans les Bouches du Rhône. Vous avez, y compris dans les Bouches du Rhône, la zone économique Aix-Marseille intègre en réalité Toulon et la zone nucléaire autour d'Iter. Donc, ce n'est pas les Bouches du Rhône. C'est, y compris avec Toulon, qui fait quand même 500 000 habitants, ce n'est pas complètement le dernier des villages. Et donc là, vous avez un ensemble de 2 millions à 3 millions de personnes. Il n'y a pas de conversation possible. Il y a 3 départements, etc. un conflit politique et tout. C'est les 2 lieux où il faut se poser la question en termes de conversation démocratique et, à ce moment-là, trouver l'échelle adéquate à cette conversation.

Cevan Torossian | Jean Viard, merci beaucoup d'avoir accepté notre invitation. Merci pour cet échange et d'avoir partagé avec nous votre vision sur tous ces sujets liés à notre baromètre d'attractivité.

Jean Viard | Merci. Merci à vous. Merci de l'invitation.

Emmanuel Massy | Jean Viard, je voulais vous remercier sincèrement de votre participation passionnante à notre réflexion, qui va beaucoup nous aider non seulement à objectiver toutes les données très chiffrées, très objectives que nous avons récoltées pour ce baromètre, mais c'est vraiment un miroir de ce qu'on a pu nous récolter en termes de données et vous avez vraiment éclairé grandement notre réflexion. Donc, encore merci. C'était passionnant. Je retiens deux choses. Peut-être vous interroger sur : vous avez évoqué deux écosystèmes, Évidemment, l'écosystème qu'on connaît de l'entreprise et puis ses tiers-lieux qui sont en train de se créer avec un accélérateur grâce à cette pandémie. Est-ce que ça veut dire qu'il y aura un nouveau type de manager dans l'entreprise ?

Jean Viard | Une nouvelle façon de manager. Parce qu'au fond, ce qu'on a appris pendant la pandémie, c'est que le présentiel n'est pas signe de productivité. Et en France, c'est très difficile. Alors c'est surtout difficile dans l'administration parce que dans l'administration, c'est pas vous qui avez embauché les salariés. Vous arrivez pour 6 ans en moyenne quand vous êtes élu, des fois moins nombreuses si vous êtes ministre c'est 1 an, 1 an et demi. Et vous avez des milliers de fonctionnaires. Et ils vous regardent en se disant : "Il est là pour longtemps celui-là ?" et donc du coup, c'est difficile la machine à diriger. Il faut le fait qu'il soit là, qu'on les voit. C'est un peu la gage qu'ils sont là. Donc là, c'est très compliqué. Ça va être compliqué. L'absence de présentiel dans la sphère publique, qui est un enjeu majeur de modernisation. Et dans le privé, c'est le problème du management avec des gens, il y en a qui sont chez eux, il y en a qui sont dans l'entreprise. Ça change, c'est pas toujours pareil. Et au fond, ça peut plus être des rapports hiérarchiques de directions de la même manière. Y compris parce que les gens ont pris l'habitude pendant la pandémie chez eux, des nouvelles habitudes de fonctionnement et ils ont pas envie de revenir comme c'était avant. Ils ont un sentiment de liberté extraordinaire, d'autonomie extraordinaire et les managers vont devoir l'intégrer dans leur façon de manager. Et donc, je pense que tout ça fait qu'il y aura de profonds changements ou des ruptures. Vous savez, il y a plein de gens qui ne sont pas gênés pour partir en ce moment. D'abord, le chômage recule. Bonne nouvelle, mais en plus, c'est même pas leur problème. Si la boite est trop hiérarchique, si on leur met trop de contraintes ciao, ils s'en vont. Et en plus, comme il va se créer un marché du travail parallèle sur le télétravail aux États-Unis, c'est très net à New York et dans toute la Californie. Il y a des boites qui s'installent n'importe où. Ils ne voient jamais leurs salariés. Ils embauchent chez les grands. Chez nous, c'es 5 jours de travail par semaine garanti. Donc "on ne se verra jamais, voilà le boulot, ça t'intéresse ?" on te prend. Et du coup, les types se tirent pour ça. Là, on va avoir des milliers de gens qui vont décider d'habiter dans le Massif Central, dans le Queyras de la Bretagne, et ils vont dire : "Comment je travaille ?". Et ça, c'est très important de penser ça parce qu'il y a plein de gens qui déménagent sans dire à leurs entreprises qu'ils déménagent puis arrivent en disant : "Moi je suis allé habiter dans le Morvan, comment on s'organise ?". Je vous rappelle que c'est l'entreprise qui doit payer le trajet, à 50%, et c'est la loi. Donc, si vous avez un salarié qui est allé habiter à Marseille, il faut lui payer la moitié de l'aller-retour TGV. Donc, vous voyez tous les problèmes que ça va poser.

Emmanuel Massy | Alors Jean Viard, Arthur Loyd est un des leaders du conseil en immobilier d'entreprise. Quels conseils avez-vous au conseil en immobilier d'entreprise pour les années à venir ?

Jean Viard | C'est très compliqué parce que... À court terme, on a moins besoin de mètres carrés dans les entreprises et sans doute à moyen terme aussi. Par contre, on a besoin de logements dans les villes. Donc là, il y a de cette substitution qui se pose alors que depuis un certain temps, on prend du logement pour faire du mètre carré, notamment dans la ville haussmannienne par exemple. Ce phénomène peut être inversé, mais en même temps une partie du logement… prenez les tours de La Défense. Une partie de ces tours étaient obsolètes. Donc est-ce ce que c'est tout ? Au fond, on va en faire d'autres, mais écologiquement, c'est absurde parce que démolir une tour c'est peut-être rentable, mais écologiquement ça ne le sera plus. Et en plus on a besoin de moins de surfaces. Donc comment on va repenser ce type de bâtiment ? D'un point de vue à la fois écologique, on ne peut pas le démolir, le transformer, le réhabiliter. Cela vaut notamment pour La Défense, qui est notre plus grand lieu de tours. Là, il y a une vraie interrogation. Mais moi, je pense qu'après, il faut se dire qu'il faut créer de la valeur dans le périurbain de l'Île-de-France et des Bouches-du-Rhône. Ça veut dire quoi ? Ça veut dire faire monter le prix du foncier pour enrichir les habitants. Parce que quand on dit, par exemple, on va couper tout béton. Prenons une règle simple, prends toutes les maisons avec jardin d'Île-de-France en deux pour mettre une deuxième maison. Ça veut dire que chaque propriétaire gagne deux ou 300 000€. Donc ce qui s'est passé dans Paris, les propriétaires ont gagné par la hausse du prix du mètre carré. Il faut créer le même phénomène de création de richesse dans le périurbain. Et du coup, on va enrichir des populations. Et ce ne sera pas les mêmes parce que ce sont ces populations populaires propriétaires. Vous voyez donc là, il y a une diffusion de richesse dans ce territoire. Donc là, il y a une question. Je pense qu'il faut investir dans tout ce qui est le phénomène de tiers-lieux. Il faut remettre en question ça. Ce sont des entreprises, les tiers-lieux. Et si on se dit qu'on va en faire 10 000, par exemple, il y en a qui vont être plus tournés vers la culture, il y en a où il y aura des salles de spectacle, il y en a où il y aura et ça sera mélangé avec les universités. Il y en a qui seront mélangés... En France, on a une idée, c'est qu'un bâtiment ne sert qu'à une seule chose. Donc les universités sont fermées l'été, les écoles sont fermées le week-end. C'est quand même un peu absurde de fermer des bâtiments. Comment est-ce qu'on va inventer au fond cette ville, de cette société, au fond de ce mélange de télescopage, de la discontinuité, de l'aléatoire des usages ? C'est ça qu'il faut se poser comme question. Quand je dis, par exemple, à Paris, il faut créer des dizaines de milliers de logements qui sont en fait des résidences secondaires où "je viens 3 jours par semaine, mais avec une conciergerie totalement intégrée. Pour que j'amène jamais ma valise, etc." C'est ce genre de fonction. Ce n'est pas pour vous. Ce n'est pas des bureaux, mais c'est le complément. Ce projet, par exemple, il est en ce moment en discussion à La Défense parce que les gens qui ont les tours ont bien compris que s'il n'y a pas d'habitat à côté pour les gens qui viennent trois jours par semaine comment on fait ? C'est leurs tours qui se dévalorisent en réalité ? Donc, ce lien entre art de vivre et art de produire, il devient absolument central. Il va, je pense, l'être de plus en plus.

 

 



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